La « nouvelle » Tunisie ne peut davantage s’épanouir sous la direction d’une seule personne, quelle que soit sa grandeur.
Bien que les Tunisiens aient achevé la première phase de leur transition démocratique, là où d’autres nations arabes ont échoué, la route menant vers les futurs radieux qu’ils se sont promis est encore bien longue. Les raisons de ce progrès chancelant sont nombreuses et dépendent toutes d’une même donnée : l’absence d’un leadership à des niveaux différents. Aussi bien au niveau politique, économique ou social, cette absence de leadership au sein du gouvernement, des partis politiques, de la société civile et organisations indépendantes, entrave la conception, l’organisation, la réunification et le courage de prendre les bonnes décisions et ainsi rompre avec le passé. Cette situation fait qu’en dépit de la « révolution » qu’a connue le pays et de quelques avancées vers une démocratie naissante, les mentalités citoyenne aussi bien que celles des représentants politiques continuent de s’enliser sur une trajectoire globale pratiquement similaire à celle connue avant 2011.
Il semble évident que nos leaders actuels ne correspondent ni à ceux auxquels nous aspirons, ni à ceux qui pourront nous conduire vers cette « Terre Promise » démocratique. Cela est simplement du au fait que le leadership dont nous avons besoin actuellement doit répondre à des codes spécifiques, que nous n’avons pas encore saisis. A moins que nous puissions nous focaliser sur le travail sur l’essentiel de ces codes fondamentaux, nous avons de fortes chances d’errer dans cet océan vague, entre souvenirs d’hier et espoirs de demain.
Les barrières culturelles :
Depuis une soixantaine d’années, nos dirigeants ont suivi la démarche d’adhérer à ce que l’on appelle le « contrat social ». L’état assurait aux citoyens des emplois stables, des biens et services subventionnés dans des secteurs vitaux comme la santé, l’éducation, l’énergie ou l’alimentation, en échange desquels un citoyen de la classe moyenne devait se contenter de certaines libertés fictives, dictées par le régime et de faire semblant de se fier à la loyauté soupçonnée de celui-ci.
Voici ce qui a défini auparavant et ce qui continue de définir la coexistence entre les dirigeants et les citoyens durant ces soixante dernières années garantissant de ce fait le maintien du statu quo. Cette situation à permis également aux dirigeants de ne jamais avoir à échafauder de vision globale et de ne pas tenir des promesses de campagne tout en étant loin d’écouter les citoyens et de se soucier des questions qui les animaient à travers les différentes générations.
Au delà de toute concurrence possible, il suffisait aux dirigeants de plaire à l’autorité supérieure, à défaut de représenter leur peuple, à qui le système éducatif n’avait de toute manière pas pris la peine d’enseigner le leadership, en tant que science humaine et sociale. Il était dès lors simple de convaincre les jeunes gens que ce leadership n’était qu’une sorte de récompense pour un service rendu à un supérieur. Ces mécanismes ont rendu le terrain propice au développement de certaines valeurs devenues monnaie courante comme le favoritisme, le népotisme et à la corruption alors que la culture de la méritocratie s’est raréfiée de plus en plus.
Toutes ces conditions expliquent pourquoi aucun de nos leaders potentiels n’a vraisemblablement déjà ressenti la nécessité et l’urgence de mettre en place une culture de leadership au niveau de leur périmètre d’impact actuel. Ceux-là n’ont jamais su améliorer leurs méthodes de communication ni développer un sens de l’empathie, pourtant primordial, pour comprendre les attentes des personnes autour d’eux. Puisque il n’ont jamais eu à affronter des opinions contraires, à instaurer des stratégies d’adaptation, ou à fournir des efforts afin de construire des coalitions autour de visions convergentes, les résultats en terme de leadership se sont révélés catastrophiques.
2. Le culte de la personnalité :
Notre histoire d’amour avec le concept d’ « Ezza3im », prend ses racines dans les pas d’Hannibal, pour certains, de Mahomet, pour d’autres ; Ce concept a ressurgi avec la chute des empires Ottoman et Britannique, par la volonté de Gamal Abdel Nasser et Habib Bourguiba, qui ont prodigieusement participé à l’unification des tribus de leur pays contre le pouvoir colonial. Pour les Tunisiens, Bourguiba reste le père de la transformation moderniste et révolutionnaire du pays ; encore adoré comme « le plus grand des guerriers » (Almoujahid al Akbar), sans la bienveillance duquel toutes les transformations passées n’auraient pas pu voir le jour.
La propagation de cette idée d’ « Ezza3im » répond, selon moi, à trois facteurs.
Premièrement, après 2011, l’abord de l’actualité politique, dans les médias, est devenu de plus en plus « personnalisé » et « sponsorisé », présentant les opinions de nos dirigeants comme émanant d’individus et non pas d’une idéologie collective. De même, l’absence d’arguments politiques solides, a poussé les médias et le public à transformer les visages politiques en stars de télévision là ou les audimats imposent leurs lois.
En second lieu, l’absence de système multipartite, a également engendré une atmosphère de « one-man-show » en politique, ainsi, tout homme politique recherchant une attention supplémentaire doit travailler dur pour tenir la concurrence à distance.
Le troisième facteur qui alimente l’ « Ezza3ama » est relativement nouveau en politique, puisqu’il s’agit de l’utilisation accrue des réseaux sociaux. L’interaction entre les leaders et leurs « followers », sur ces médias digitaux, crée ce que les psychologues et sociologues appellent des interactions parasociales, où le citoyen s’extasie devant l’image héroïque du leader, comme s’il était un personnage d’Hollywood ou de jeu vidéo. Ces interactions ont malheureusement permis de passer d’une politique de concepts et d’idées à une politique de la présence sur les réseaux conduisant ainsi à l’admiration d’un personnage leader, ou ezza3im.
La grandeur et le droit :
C’est probablement la maladie la plus incurable dans ce pays, il s’agit de l’illusion de grandeur et du droit. Beaucoup de nos dirigeants, anciens et actuels, ont souvent basculé entre confiance excessive et ego surdimensionné. En politique, la mégalomanie mène vers le narcissisme, et les dirigeants narcissiques sont généralement obsédés par la fortune ou le pouvoir, voire par les deux, et sont de ce fait loin de s’intéresser au bien-être des gens qu’ils sont censés représenter.
Notre histoire en tant que nation nous a démontré que les dirigeants à travers les époques exerçaient beaucoup plus de pouvoir et de contrôle que le citoyen moyen. Le pouvoir qu’ils ont acquis par le biais de positions politiques leur donne toutes sortes de possibilités (manifestement contraires à l’éthique et parfois illégales) de multiplier considérablement leurs biens et fortunes. Pour beaucoup d’entre eux (et ici, comme ailleurs, je résisterai à la tentation de citer des noms) leur appétit pour les richesses matérielles peut être insatiable.
Autre trait commun chez les dirigeants politiques : la déconnexion du monde réel, qui les pousse à croire qu’ils ont toujours plus de droits que les autres. Il n’est donc pas surprenant que tant de politiciens pensent en quelque sorte qu’ils « méritent » de changer le système en leur faveur. Après tout, de leur point de vue égoïste, n’est-ce pas à cela que sert le système ? Je cite plusieurs exemples comme la loi de réconciliation de Béji Caid Essebsi (BCE), ou l’idée de revenir à un régime présidentiel avec une augmentation de 40% du budget attribué au président de la république. Je cite aussi les lois adoptées par l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) visant l’augmentation de leurs salaires à eux alors que de plus en plus de Tunisiens sont incapables de subvenir à leurs besoins les plus fondamentaux.